Je revenais d'une semaine passée au soleil de Djerba, une semaine en club, hors saison, où je m'étais persuadée que voyager seule, ce n'était pas désagréable, où je m'étais convaincue qu'être célibataire depuis un an, cela avait du bon. Je m'étais reposée, plus que reposée, jusqu'à m'ennuyer, et même, je me disais que c'était ça le luxe, s'ennuyer tout seul. Les soirées du club en compagnie de tous ces couples mal aimant, mal-aimés, accompagnés de marmailles criantes, non ce n'était pas pour moi. J'avais préféré m'isoler dans la chambre et regarder toutes les séries de M6 et quelques-unes des émissions de télé-réalités. Si je m'endormais avec le rêve d'un nouveau look pour une nouvelle vie, je me réveillais avec le désir de poursuivre ma route baignée de soleil, avec une crème haute tolérance protection 50. Au moins, j'éviterais les coups et les brûlures de l'amour, et toutes ses conséquences : l'ennui d'une vie à deux. Oui, je me disais que j'étais forte. Moi, besoin d'un homme !

 

Dans ce contexte morose de crise et de ras-le-bol, j'avais repris le boulot, pleine d'énergie contagieuse, un peu trop pour y croire vraiment, mais pas assez pour être crédible. Je répétais devant mes collègues la danse de l'hôtel-club dont je n'avais pas retenu la chorégraphie, telle une « coyotesse » poursuivant son bip-bip. Je racontais combien le repos permettait de faire le vide et de revenir branchée aux mots, d'être en liaison directe avec les idées fines. Je me croyais partie sur les chapeaux de roue pour la rédaction de mes articles, et même j'en réclamais. Du coup, j'héritais d'une interview à faire avec le Commissaire général de l'Année Chopin 2010 en France pour laquelle je ne prévoyais pas d'y passer plus d'une demi après-midi. Pas mal de manifestations étaient programmées pour fêter le bicentenaire de la naissance du compositeur. Il s'agissait de faire un tour d'horizon rapide des événements majeurs. Oui, je le voyais déjà mon article, emballé, bien pesé.

 

La conversation téléphonique commença de façon machinale. A dire vrai, Chopin ne réveillait pas mes lumières. Je me demandais d'ailleurs pourquoi mon rédacteur en chef tenait tant à ce qu'on en parle. Deux heures avant, il m'avait bassiné avec ses émotions d'enfant en totale concordance avec les mélodies « chopiniennes » que je trouvais dégoulinantes de guimauve et de barbe à papa. J'écoutais d'une oreille distraite mon commissaire général qui m'énumérerait les grandes missions que le nouveau Ministre de la culture lui avait confiées : « approfondir la connaissance de Chopin, le faire connaître à un public non initié, développer l'amour de Chopin (encore lui), renforcer les liens d'amitié avec la Pologne, car me rappelait-il, ce grand compositeur est aussi français que polonais dans sa mort. » Et moi je recopiais ce qu'il me disait : « Son corps est au Père Lachaise, mais son cœur est sous l'une des colonnes de la Cathédrale de Varsovie. » J'avais l'impression que c'était la dictée de Bernard Pivot.

- L'Année Chopin, reprit-il après une longue inspiration, n'est pas faite pour les mélomanes, mais pour ceux qui ne le connaissent pas.

- En gros, dis-je, vous voulez faire de la démocratisation culturelle.

- Encore un mot de ministère… Ce que moi, je veux mettre en place, ce sont des stratégies qui me permettront d'attirer ce public. Vous comprenez, Camille, je vais enrober Chopin d'événements médiatiques, je veux donner l'envie d'aller le découvrir.

Et moi, je notais sur mon cahier à spirales – blablabla, blablabla...

- Vous êtes là ? me demanda-t-il après un court silence.

Tiens, pensais-je, c'est seulement maintenant qu'il s'inquièterait de parler dans le vide.

- C'est comme si je mettais en place une stratégie…

Le timbre de sa voix devint beaucoup plus grave.

- Vous avez déjà été amoureuse, Camille ?

- Vous m'en posez une bien belle, dis-je surprise par la question.

- Imaginez qu'un homme vous plaise…

Ça y est, je pensais, il me sort l'artillerie lourde. S'il a besoin de ça pour me convaincre que ses idées sont bonnes. Racole, Papi !

- Vous lui envoyez des signaux, des regards, des sourires, vous mettez en place une stratégie pour l'attirer à vous.

 

Je ne me rendis pas compte que j'avais cessé de prendre des notes. J'essayais de me rappeler comment je m'y prenais, quand je m'y prenais, si je m'y prenais… Aucun souvenir de mes tentatives. J'avais l'impression de buter contre une porte cochère, fermée dont « la clé serait cachée au fond d'un puits », dixit une publicité pour gâteaux anglais fourrés à l'orange.

- Je suis sûr que dans le bureau voisin, reprit mon commissaire, un de vos collègues vous envoie des messages codés.

- Super codés, alors, si vous saviez…

- Ça m'intéresse de savoir, Camille.

A sa manière de faire traîner le ille de mon prénom, j'en eus la chair de poule. C'était au moins aussi câlin qu'une plume de canard, rescapée de mon oreiller. Depuis quand étais-je plantée devant cette porte cochère ? Je levai les yeux vers une plaque dorée où étaient gravées en lettres capitales : « Musée des sensations endormies ». Un an de célibat, et j'aurais déjà tout oublié, volontairement oublié ?

- Vous offre-t-il un café ? Vous sourit-il quand vous venez en jupe ? Vous complimente-t-il sur votre nouvelle coiffure ?

- Vous n'y êtes pas du tout, rétorquai-je en riant.

- Je parie que vous êtes blonde.

- Vous ne m'avez pas vue.

- Je le devine à votre voix, Camilllllllllllllle…

Quelque chose de moi semblait s'échapper. La porte cochère s'ouvrit toute seule. Et pour la première fois depuis un an, je n'avais pas peur. De quoi ? De qui ? Quelque chose de moi le savait sans me le dire. J'entrai dans un jardin de verdure, de lilas blancs et de roses. Un homme et une femme enlacés dans du marbre blanc me regardaient. A mesure que j'avançais vers eux, mon cœur battait de plus en plus fort. C'était comme une chamade qui réveillait leurs corps, et ma tendre douleur, et la danse commença, un mouvement lent qui partait de la terre et remontait jusqu'au cœur - je te tiens, tu me quittes, reviens, comme je t'aime, qui enlaçait l'homme et la femme, amoureux sous la lune, et tu longes mes veines, et nos langues se mêlent, un baiser de soleil qui me gagnait, m'envahissait, m'entraînait vers notre maison en pierre de tailles.

 

Je suivis l'ombre des traces laissées sur ma peau. Je gravis l'escalier du perron central. J'entrai dans la maison par la porte de cuisine mal fermée. J'arrivai dans le corridor. Encore quelques mots accrochés dans l'entrée – ta mère a téléphoné, comme d'habitude, ça va mal, ne la rappelle pas, j'ai composé trois mesures -, et celui que je t'avais écrit au matin d'une nuit biturée - je te préfère sans préservatif.

- Imaginez-vous blottie dans les bras de votre amoureux devant un paysage que vous aimez, me racontait mon commissaire, vous êtes heureuse, et vous vous serrez de plus belle contre lui. Vous êtes heureuse de partager ce moment à deux, car c'est une part de vous-même que vous offrez.

J'ouvris les volets du salon. Je soulevai les draps qui protégeaient les fauteuils où nous avions tant aimé aimer. Je me laissai tomber dans l'un d'entre eux, si confortables. Et réutilisables, je pensais…

- C'est l'image même du romantisme. C'est en cela que la métaphore amoureuse rejoint la métaphore musicale.

- Ah ouais ?

- Le langage de Chopin, avec ses émotions fortes ramassées dans des petites formes de deux ou trois minutes, reste très efficace et d'actualité.

 

Je me souviens de la chanson que tu m'avais écrite : « Tu fiches quoi quand je suis beau, loin de toi, je suis bobo, près de toi, je suis chaos, tu fiches quoi tant que c'est beau. » L'air me revenait maintenant comme un reproche amoureux. J'avais eu peur. Et j'avais fui. Tu étais mon premier « homme-amour-homme ». Et jaloux de tout. J'étais à toi. Et j'étouffais.

Deux pour s'aimer, c'était trop. Quand tu m'as dit : « Casse-toi, j'ai trop mal. » J'ai vidé le frigo, et je suis partie. Connement partie.

- Banal, m'entendis-je dire à mon commissaire.

- Camille…

On ne s'était rien promis, c'est vrai. Rien. Tu m'avais déjà tout donné.

- Quel est votre lien avec Chopin ?

- Et moi ? Rien, dis-je sans m'en rendre compte.

- Alors pourquoi vous m'interviewez ?

J'entendis un grand râle dans le combiné. Oyez réveille-toi, ma fille, au musée les amours d'antan ! Vite fallait que je me reprenne. Qu'est-ce qu'il avait composé celui-là ? Pourtant j'avais appris le piano et ça ne m'avait pas marqué, prédisposée à oublier l'important ? Je cherchai dans le dossier de presse une biographie de Chopin. A l'age de sept ans, il écrivit une polonaise, sur son lit de mort une mazurka, entre temps, des nocturnes…

- Une valse, dis-je essoufflée.

- Vous aussi, en cherchant bien, vous…

- D'ailleurs, je me plantais toujours au même endroit.

- Il est là le blocage, me suggéra mon commissaire.

- Vous êtes psy ?

Il éclata de rire. Un grand rire de jouisseur.

 

Au bout du fil, j'étais pivoine. Ma voix m'avait mise à nu. Mon trouble m'avait découverte. J'avais aimé par défaut.

- Mon raisonnement est simple. J'aime Chopin, je veux le partager aux autres, j'aimerais qu'il devienne le témoin de leurs émotions les plus intimes, m'expliquait-il encore de sa voix douce et grave.

Vestiges de l'enfance... Je m'inventais des histoires d'amour à chaque marche d'escaliers. J'étais l'être aimant qui attendait l'être aimé, qui le rencontrait, le chérissait. Je le vivais à chaque note de cette valse de Chopin. Valse numéro Douze. Je m'en souviens à présent. A peine le morceau commencé, la musique éclatait dans mon cœur, et soudain s'arrêtait toujours au même endroit. Comme un vœu pieux duquel je n'étais pas revenue…

- On peut apporter du bonheur sans chambouler le monde. Vous m'écoutez, Camille ?

Il faut beaucoup de fraîcheur en soi pour goûter à l'amour. Qui m'avait dit ça ? Mon commissaire général ? Toi, l'année dernière ? Moi à l'ombre de mes secrets  que j'étais enfin prête à décrypter ?

- C'est de l'espoir dont il s'agit, dis-je, la voix enrouée d'émotion.

- Il est entre vos mains.

 

Une fois la conversation terminée, je suis allée à la fontaine réfrigérée. J'ai bu un verre d'eau glacée. J'ai repensé à la valse de Chopin. Et j'ai su. Vivre d'amour et d'eau fraîche, l'espace d'un matin, un petit matin, sans clair soleil, à la lueur des stores vénitiens, n'avait été que mon seul désir. A vivre en 2010.